Il faut que je vous avoue que lorsqu’on me demande sur quelle certification agile je peux former les gens, j’ai parfois un peu honte de dire que je peux le faire sur SAFe avec la Scaled Agile Academy.
Aussi, je m’empresse le plus souvent d’ajouter que je suis aussi formateur licencié Management 3.0. Comme pour me dédouaner.
Cette opposition de genres peut surprendre. Encore plus lorsqu’on connaît également mon penchant pour les organisations plates (pour ne pas dire entreprises libérées) et les interventions et articles que j’ai pu faire à ce sujet.
Pour autant, je ne vois pas cela comme une schizophrénie. Et oui, j’ose le dire, j’aime bien SAFe !
Alors pourquoi SAFe est-il un framework qui crée autant de débats ? Pourquoi est-ce que cela peut sembler honteux d’utiliser SAFe ? Autrement dit, SAFe est-il vraiment agile ?
Je vous propose de décrypter tout cela à travers 9 affirmations. 9 arguments massue trop souvent utilisés pour jeter SAFe en pâture dans la fosse aux lions. 9 critiques à la véracité insuffisamment questionnée.
Non, je ne vous ferai pas le coup des “10 affirmations sur SAFe, la 10éme va vous étonner…” mais restez quand même avec moi jusqu’à la fin ;).
Pour commencer, je reviendrais sur l’une des sentences les plus souvent prononcées à son encontre : “SAFe est trop complexe”.
C’est une affirmation que je peux totalement comprendre. Pour qui a un jour regardé le poster SAFe, cela peut même sembler une évidence, tant on peut se trouver perdu à son premier regard.
Pourtant ce défaut de complexité, au-delà du fait qu’il n’est surtout qu’apparent et s’éclaire grandement quand on appréhende pleinement la logique du framework, est l’une des véritables qualités de SAFe.
Si le framework est compliqué, c’est qu’il imbrique beaucoup de sources de connaissances différentes. Il s’attache à faire le lien entre elles ; ce qui n’est jamais chose facile.
En y regardant de plus près, c’est cependant une manière (mais pas la seule) de construire une véritable approche systémique. Réunir autant de savoirs différents, c’est s’attacher à ce que l’ensemble des aspects de l’équation soient pris en compte. Et de ce point de vue, je pense que c’est le framework qui permet la meilleure vision d’ensemble. On y retrouve du lean startup, du design thinking et de l’UX, du Scrum, du Kanban, du DEVOPS (dont le continuous delivery), du Beyond Budgeting et de la gestion de portefeuille, du Management 3.0, du Lean etc.
On a donc une vision qui n’oublie ni les personnes, ni les pratiques, ni la stratégie, ni le client, ni les environnements, ni le management et ni même la culture !
Donc oui, SAFe peut être complexe (au sens des systèmes complexes), mais c’est une complexité nécessaire. Je citerais d’ailleurs à ce sujet Max Boisot qui dit:
La complexité d’un système doit être en adéquation avec la complexité de l’environnement dans lequel il se trouve.
Max Boisot
The Interaction of Complexity and Management
Cela dit, SAFe ne cherche aucunement à être complet sur l’un ou l’autre de ces composants. Il propose des outils dont il nous laisse en partie le soin d’approfondir le contenu.
Il n’y a par exemple pas d’explication détaillée du Gemba, qui fait partie des éléments inhérents à une approche Kanban. Bien que s’appuyant sur Kanban (et plus largement le Lean), SAFe considère que c’est à nous d’en maîtriser les concepts.
Sur ce sujet, SAFe n’impose d’ailleurs aucune méthode. Pour preuve, même si Kanban est devenu aujourd’hui un pilier important, il était autrefois cantonné à la seule gestion de portefeuille. Jusqu’à la V4 du framework en effet, seul Scrum était utilisé comme moyen de piloter une équipe agile.
SAFe est ainsi un framework qui, en son coeur, encourage la sélection des pratiques et outils. Ce qui nous permet alors de nous adapter à l’environnement auquel nous sommes confrontés. Ce faisant, nous pouvons sélectionner le juste niveau de complexité dont nous avons besoin !
2. SAFe n’a rien inventé (sous-entendu “donc c’est pas bien !”)
[br]Autre objection que l’on entend trop souvent, SAFe n’aurait innové en rien ! C’est tout d’abord un faux reproche. Il est parfois plus utile de relier des savoirs que d’en créer de nouveaux. Je rappellerais d’ailleurs cette citation de Bernard de Chartres reprise par Pascal ou même Newton en leur temps :
Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux.
Bernard de Chartres
Metalogicon – Livre III
Pour autant, SAFe est un framework qui a lui aussi apporté sa pierre à l’édifice de l’agilité. L’intégration des savoirs agiles et la proposition d’une représentation cohérente à l’échelle de l’entreprise n’est déjà en soi pas un mince exploit. Quand bien même cela aurait été la seule contribution de SAFe, cela aurait eu de la valeur. Mais SAFe va plus loin. Au-delà de cette mise en cohérence, il amène également ses propres nouveautés.
J’en citerai simplement deux: le PI Planning et l’intégration des architectes au coeur de l’agilité.
Le PI Planning est certainement le plus emblématique des apports de SAFe. Qui aurait pu penser que réunir jusqu’à 125 personnes pendant deux jours était une bonne idée ? Pour autant, cet événement est loin d’être la foire à laquelle on pourrait s’attendre. En vivre un est même bien souvent déterminant pour convaincre une entreprise de s’engager dans SAFe. Et ce quand bien même le PI planning peut justement être l’un des éléments qui auraient tendance à faire peur !
Ce sont d’ailleurs généralement ces mêmes détracteurs du PI planning qui viennent ensuite en faire l’apologie. Ils sont enthousiastes face à l’énergie libérée et l’efficacité avec laquelle les problèmes sont gérés. Ils sont surpris de la transparence et de la vision apportées, heureux de l’engagement suscité.
L’intégration des architectes dans SAFe, même si elle est moins souvent mise en avant est également très intéressante. D’abord elle permet de casser un tabou ! Celui d’une agilité qui ne pourrait pas avoir de vision à moyen terme ou de planification.
En effet, les architectes ont longtemps été les laissés pour compte de l’agilité. Le fait de chercher à obtenir des équipes auto-organisées, autonomes et ayant toutes les compétences pour réaliser le produit a pu être vu comme une critique de leur rôle.
Il faut dire qu’ils avaient fini par être perçus comme un élément de rigidité des organisations. En codifiant les méthodes, outils et langages à utiliser ils venaient entraver les besoins d’adaptation des équipes agiles. La guerre était déclarée.
Pourtant l’autonomie sans vision partagée est la meilleure recette du chaos. Sans celle-ci, il est impossible de créer l’alignement et chacun part dans sa propre direction.
SAFe en intégrant le rôle d’architecte aux différents étages du framework, redonne ce rôle de porteur de sens. Les architectes ne sont plus là pour établir une vision figée de l’organisation, mais une vision évolutive.
Ils viennent donc en soutien des équipes en permettant l’alignement de celles-ci avec des approches dont ils garantissent la cohérence. Ils s’assurent également que si les choix sont ouverts en début de réalisation, ils finissent par se stabiliser avec le temps. Ils permettent ainsi d’éviter l’oscillation permanente qui frappe parfois certaines équipes agiles, incapables de converger vers une solution.
3. SAFe est un framework de command and control
L’idée que SAFe serait en fait une approche de command and control, est peut-être la dernière grande critique que l’on entend régulièrement professée à son égard.
Cette notion d’une approche dictatoriale est sans doute accentuée par le célèbre poster de SAFe. Cette représentation détaillée peut en effet donner l’impression d’un framework très orienté processus. Visuellement, la représentation des différents étages de coordination en se rapprochant des structures pyramidales des sociétés, peut laisser penser à une forme de hiérarchie. Une idée bien ancrée dans l’esprit de certains.
Je soupçonne néanmoins la Scaled Agile Academy de maintenir volontairement une certaine ambiguïté sur le sujet. À travers son poster et sa représentation à étages, SAFe laisse penser à une continuité du fonctionnement hiérarchique de l’Ancien Monde. Un choix qui explique le succès commercial de SAFe. Cette représentation de l’agilité, proche des méthodes traditionnelles, et de nos anciennes croyances, est en effet bien plus rassurante aux yeux des dirigeants.
Malheureusement, cette vision d’un SAFe qui ne nécessiterait pas de changer notre compréhension du monde, mais d’adopter simplement de nouveaux processus est également une des raisons principales d’échec de son implémentation.
SAFe, comme tout framework agile, nécessite savoir-faire et savoir-être. Ce dernier étant essentiel ! N’appliquer bêtement que les processus (le savoir-faire), ne peut donc qu’engendrer un échec.
SAFe nous prévient pourtant dès le départ. Il n’est pas une recette prévue pour une application dans sa globalité. Il doit être adapté. Au-delà même des sous-ensembles directement proposés que sont l’Essential SAFe, le Large Solution SAFe, le Portfolio SAFe ou le Full SAFe. C’est une adaptation qui demande une véritable conscience (au sens de savoir-être) des principes et valeurs de l’agilité.
Pour ma part, il m’arrive assez fréquemment de mettre en place chez mes clients une couche de gestion de portefeuille inspirée du Portfolio SAFe. Alors même que les projets/produits ne nécessitent pas de mécanismes d’agilité à l’échelle. Elle apporte en effet un bénéfice réel à l’organisation par les mécanismes de priorisation des projets/produits qu’elle propose.
SAFe est donc un framework qui, peut-être plus que d’autres, peut facilement être dévoyé et implémenté de manière coercitive. On perd ainsi tout bénéfice d’agilité.
Pour autant, il ne m’a jamais empêché de discuter avec certains clients d’organisations plates alors que nous faisions une implémentation de SAFe. Dans le fond, il n’y a rien d’incompatible à ce qu’une entreprise Opale utilise ce framework.
Si l’on peut certes reprocher l’ambiguïté, SAFe n’en reste pas moins un framework agile. Ce n’est pas SAFe qui est anti-agile, mais ce que nous en faisons qui le transforme en outil de command and control.
4. Les métriques dans SAFe sont un retour vers l’utopie de la prédictibilité
Autre critique que l’on entend surtout parmi les agilistes, SAFe propose une approche des métriques qui peut sembler un peu utopique. Dans un monde complexe (et donc volatile du fait des mécanismes d’émergence), SAFe donne l’impression de chercher à tout prédire. C’est une partie que j’ai personnellement mis un certain temps à maîtriser.
En fait, SAFe ne cherche pas à obtenir un chiffre précis, juste et absolu. Son approche des métriques est un moyen d’éclairer la prise de décision. Autrement dit, c’est un moyen de vérifier nos hypothèses, de détecter les changements éventuels et de s’y adapter le mieux possible.
Prenons pour exemple la mesure de prédictibilité du train, qui se base sur le pourcentage de business value atteinte. Cette mesure n’est pas tant effectuée pour suivre l’avancement de nos engagements que pour déterminer à quel point notre environnement est changeant. On ne cherche pas à savoir si l’on va tenir nos objectifs, mais à ajuster notre manière de piloter en fonction du degré d’incertitude de l’environnement dans lequel on se trouve.
Si parfois l’expérience montre une certaine fiabilité dans l’atteinte de nos engagements, tant mieux ! C’est que nous sommes dans un environnement relativement stable. Nous pouvons alors poursuivre une certaine stratégie d’efficience.
Si au contraire la prédictibilité du train est faible, c’est que notre environnement est extrêmement incertain. Dans ce cas, il ne convient pas de rechercher l’efficience. C’est tout l’inverse. Il faut alors s’attacher à développer nos capacités d’adaptation. Cela veut dire se préserver un maximum d’options, le plus tardivement possible (on pourrait aussi travailler à accroître la stabilité de notre environnement. Tout un challenge !).
Le fait que SAFe repose sur un paradigme de changement se retrouve à la fois dans son fort focus sur la création de valeur et dans la manière dont il la définit.
Dans un contexte où nous ne maîtrisons pas l’évolution de nos écosystèmes, il est en effet essentiel de s’assurer d’investir de manière à ne jamais regretter nos choix. Même si nos prévisions étaient déjouées.
C’est pourquoi SAFe, tout comme l’agilité de manière générale, cherche à travailler en permanence sur les éléments dont nous estimons pouvoir dégager le plus de valeur. Le travail est même découpé d’une manière qui nous permette d’en retirer le maximum de bénéfice, quel que soit le moment où nous devrons procéder à des ajustements.
Autrement dit, face au changement, il s’agit d’être dans une situation où force est de constater que nous n’aurions pas pu mieux nous organiser. Nous n’aurions pas pu créer plus de valeur. Nous n’aurions pas pu mieux limiter nos pertes. À moins évidemment d’avoir eu connaissance du changement à l’avance, mais ce serait là un biais de lecture a posteriori…
Comme je le disais, cette incertitude se retrouve jusque dans la façon dont SAFe définit la valeur. C’est en effet le seul framework à parler d’hypothèses de bénéfices et non de bénéfice tout court.
Il met ainsi en lumière le raccourci trop souvent commis entre la valeur escomptée d’un projet/produit et sa valeur réelle après rencontre avec le marché.
En ajoutant cette notion d’hypothèse, SAFe met en exergue la nécessité de piloter le bénéfice escompté. Dès la réalisation de l’epic hypothesis statement, le framework recommande la définition d’indicateurs de pilotage de la valeur (les leading indicators).
Par la suite, ces KPIs permettront de vérifier la justesse de nos suppositions et de mieux détecter les éventuelles adaptations nécessaires (dans nos priorités comme dans notre stratégie). C’est une approche typiquement Lean Startup dans l’esprit (et une belle utilisation de l’innovation accounting) !
De tout cela on retiendra surtout que SAFe ne cherche pas tant la prédictibilité ou la mesure exacte que l’obtention d’informations suffisantes pour prendre des décisions et les piloter.
5. C’est vraiment compliqué d’évaluer la valeur dans SAFe
Au rang des critiques portées à l’encontre de SAFe, on entend encore celui de la manière dont la valeur y est évaluée. Ce n’est pas sans lien avec les reproches faits au regard de l’apparente précision des métriques et leur illusion de prédictibilité.
Sur ce point, il est essentiel de bien comprendre que lorsque SAFe tâche d’évaluer la valeur d’un élément (notamment avec un WSJF), il n’essaie pas de le faire de manière absolue, mais de manière comparative. En ce sens, il est tout aussi facile de mesurer un WSJF dans un contexte logiciel que de production.
Le Cost of Delay effectif de l’élément A reste certes inconnu, mais sa comparaison avec l’élément B reste relativement facile à réaliser et facilite la décision de prioriser l’un par rapport à l’autre.
En cela nous sommes proches de l’esprit de How to measure anything (de Douglas Hubbard) : il ne s’agit pas d’avoir un chiffre précis, mais bien d’avoir un encadrement de celui-ci par un intervalle de confiance suffisant. Toutes choses étant égales par ailleurs et tous nos biais de mesures et erreurs étant d’une magnitude similaire, nous pouvons ainsi prendre des décisions justes sur la base d’évaluations pareillement fausses.
À ce sujet, j’aime bien évaluer la valeur en m’appuyant sur des mécanismes d’intelligence collective (diversité, décentralisation et indépendance/autonomie suivant James Surrowiecki, l’auteur de La Sagesse des foules).
Pour cela il suffit le plus souvent d’avoir un groupe de personnes suffisamment diversifié et d’utiliser des techniques adaptées de la magic estimation (qui permettent de comparer au plus vite un grand nombre de critères entre eux).
C’est parfois étonnamment rapide. J’ai ainsi pu évaluer le WSJF de près de 80 projets et les prioriser en moins d’une journée avec une dizaine de membres d’un COMEX !
Personnellement, j’apprécie également le côté global de la manière dont SAFe aborde l’évaluation de la valeur. Elle prend en compte aussi bien la user business value (incluant la valeur de satisfaction client) que la valeur liée au coût de ne pas faire (la fameuse Time Criticality) ou la valeur indirecte (réduction de risque et développement d’opportunités futures).
En cela, le framework est plus riche qu’un simple Scrum. Il ne se contente pas de la seule valeur business mais rend explicites d’autres types de valeurs. En retour l’attention constante pour la satisfaction client peut cependant paraître moins évidente.
Ainsi, même si SAFe nous incite à évaluer la valeur sur plusieurs axes, le fait de le faire de manière comparative ne rend pas les choses plus compliquées qu’avec une autre méthode.
6. SAFe, contrairement à LeSS ou au modèle Spotify n’est pas adapté à une démarche produit
On a tendance à penser qu’un framework adapté pour des projets à 125 personnes et plus n’est pas pertinent pour l’adoption d’une démarche produit. C’est là encore une critique que j’ai pu entendre surtout en comparaison avec LeSS ou le modèle Spotify.
On précisera d’abord, comme nous le rappelle Séverin, qu’il n’y a pas de modèle Spotify. Il ne s’agit que d’un retour d’expérience. Une expérimentation dont le bénéfice, même chez Spotify, est aujourd’hui remis en question. Il n’y a rien de magique. Spotify n’a finalement rien fait de plus que de créer une organisation spécifique à son contexte. Si le mot feature teams peut sembler sexy, il ne s’agit pour autant pas d’autre chose que d’une équipe pluridisciplinaire.
Ceci étant posé, SAFe est bien lui aussi un framework construit pour fonctionner dans une démarche produit. C’est sans doute moins visible que dans le framework LeSS, car SAFe se veut plus versatile. Il cherche à la fois à pouvoir définir le fonctionnement d’une organisation complète et à permettre la cohabitation de différentes démarches (y compris donc du cycle en V avec de l’agilité).
La vision produit de SAFe est essentiellement portée par la manière de financer les values stream et l’approche capacitaire qui en découle. À travers cela, SAFe promeut la stabilité des équipes dans le temps.
Il facilite également le suivi des produits tout au long de leur cycle de vie en n’externalisant pas la gestion du run. Dans cette logique, SAFe introduit Kanban comme méthode de gestion au niveau équipe lors de la parution de sa V4. Il permet ainsi un meilleur pilotage d’activités de build et de run simultanées, courantes lorsqu’on travaille sur un produit.
Au niveau équipe, SAFe met également en avant la constitution d’équipes organisées en feature teams avec toutes les compétences (quand c’est possible) pour développer et maintenir l’intégralité du produit.
Cela fait d’ailleurs relativement sourire de voir SAFe opposé au retour d’expérience de Spotify dans la mesure où les équipes pluridisciplinaires sont bien présentes dans le framework (de mémoire au moins depuis la V3 et avec les communautés de pratiques et d’intérêt dès la V4).
Il serait donc temps d’arrêter de déifier le modèle Spotify et de le prendre pour le retour d’expérience qu’il est.
L’organisation en feature teams, l’utilisation de Kanban ou la promotion d’équipes pérennes sont autant d’éléments de SAFe adaptés à une approche produit.
7. SAFe n’est que pour les grosses entreprises
Si l’on arrive à faire face à tous ces arguments anti-SAFe, il en reste encore un qui tient à l’idée que SAFe ne serait de toute façon adapté qu’à de grandes organisations.
Ce n’est pas totalement faux. À moins de 50 personnes sur un projet, SAFe a effectivement peu d’intérêt. Dans ce cas, le surcoût de pilotage nécessaire surpasse le plus souvent les bénéfices obtenus.
De manière générale d’ailleurs, la première règle de l’agilité à l’échelle devrait être de ne pas faire d’agilité à l’échelle !
Trop souvent, on cherche en effet à mettre en place des mécanismes d’agilité à l’échelle pour compenser un manque de rigueur dans l’optimisation du système.
Affronter les problèmes en face est difficile. Changer une culture peut sembler un véritable travail d’Hercule. Rechercher les causes racines d’un problème est bien plus délicat que de trouver un coupable. Aussi, pour ne pas remettre en questions nos habitudes, on s’efforce trop souvent de compenser en ajoutant plus de monde sur le projet ou en essayant d’appliquer le dernier framework à la mode.
Plutôt que de prendre le risque d’adopter une véritable démarche d’amélioration continue et de régler les problèmes qui nous font face, nous choisissons de grandir dans une fuite en avant. Nous cherchons à avoir toujours plus de ressources en espérant que cela va miraculeusement tout résoudre!
Si je me souviens bien, Alistair Cockburn rapportait d’ailleurs cette anecdote : sur un projet, il avait déterminé qu’avec les bonnes personnes, il était réalisable avec 6 développeurs. Comme il ne les avait pas, il lui en fallait 50 !
Cela étant, il y a bien sûr des situations où il est indispensable de faire grandir les projets. C’est là une des forces de SAFe qui propose un système facilement scalable.
J’ai déjà dit qu’il m’arrivait de n’avoir recours qu’à la partie Portfolio du framework, mais il est aussi possible de n’utiliser que l’une ou l’autre des couches. Si vous le souhaitez, vous pouvez parfaitement vous contenter de ne mettre en place qu’un seul train. Non seulement rien ne vous force à tout déployer, mais il sera par ailleurs très facile d’ajouter de nouveaux éléments ultérieurement.
La règle devrait être de ne mettre en place que le strict minimum de processus que vous pensez nécessaire et ceci fait d’en retirer encore ! De manière surprenante, vous vous rendrez compte que même ces éléments que vous pensiez indispensables et que vous venez de supprimer n’ont rien d’obligatoire.
Ainsi, nul besoin d’être un grand groupe du CAC 40 pour utiliser SAFe, le plus important c’est d’adapter et de ne pas vouloir systématiquement utiliser tous les étages de la fusée !
8. Pour faire de l’agilité à l’échelle, il vaut mieux construire son propre framework
À en croire certains SAFe ne serait finalement pas un bon framework d’agilité à l’échelle, car chaque entreprise étant unique il n’est pas possible d’avoir une solution pertinente pour tous. Il vaudrait donc mieux concevoir son propre framework.
C’est d’ailleurs la tendance dans tous les grands groupes. J’ai pu participer à la création de quelques-uns et en observer d’autres. Je dois avouer que cela m’a laissé perplexe…
Certes, on peut se féliciter de voir que même les grands groupes, pourtant peu connus pour leur rapidité à s’adapter, ont fait leur ce principe d’adaptation de l’agilité au contexte. Cependant, je ne peux que constater que tous ces frameworks maison, ne sont en fin de compte que de pâles copies de SAFe. J’ai même pu observer l’intervention de grands noms du conseil qui en créant ces modèles, ne faisaient rien d’autre que recopier SAFe. Parfois, et c’est un comble, ils y ajoutaient même des erreurs !
Il en résulte que toutes ces tentatives de développement d’une solution maison aboutissent souvent à des coûts importants, des délais à rallonge et un framework déjà obsolète au jour de son lancement ! Il n’y a rien de surprenant à cela.
En effet, vouloir dès le début se construire une approche spécifique, c’est le faire au plus mauvais moment. Celui où nous ne maîtrisons ni l’agilité, ni ses conséquences sur notre organisation.
Bien sûr, il y a de nombreux frameworks d’agilité à l’échelle. Mon propos n’est pas de dire que SAFe est le meilleur d’entre eux. Je dirais surtout que c’est probablement le moins pire !
Ce qui est essentiel n’est pas d’en faire une implémentation rigide, mais de le prendre comme point de départ.
C’est un moyen de se construire une expérience de l’agilité à l’échelle au sein de notre organisation et de notre contexte.
Cela n’est en aucun cas un objectif ou une destination !
Alors que nos connaissances sur la nature de notre environnement, nos particularités culturelles et les attentes de nos clients progressent, nous pouvons alors commencer à élaborer nos adaptations en connaissance de cause. Il sera alors temps de concevoir une approche dans un esprit de continuous organization. C’est-à-dire, une entreprise capable de se réinventer et de s’améliorer en permanence.
Ainsi utiliser SAFe comme point de départ est un raccourci intéressant. Cela nous évite de devoir directement construire une approche spécifique, à un moment où notre compréhension des mécanismes est largement insuffisante. Créer son propre modèle quand on n’en a pas la maturité est une perte de temps. Tout comme faire de SAFe une vérité absolue à suivre à la lettre serait une erreur grossière
9. SAFe n’est pas de l’agilité à l’échelle
Quant à la dernière objection à faire à SAFe, c’est à moi d’intervenir et de la soumettre à votre réflexion. Si l’on en revient au coeur du problème qui est la manière de faire de l’agilité à l’échelle, je crois que SAFe, LeSS, DAD et autres Nexus sont tous foncièrement biaisés.
Face aux problématiques d’échelle, tous ces frameworks proposent de gérer la complexité liée à l’augmentation du nombre d’échanges (facteur d’émergence) par ajout de processus (ou mécanismes de coordination).
Ceux-ci peuvent être plus ou moins lourds, ils n’en restent pour autant pas autre chose qu’une forme de procédure. C’est à dire quelque chose par essence figée et qui ne peut être adaptée à toutes les situations.
Multiplier ainsi les processus reviendrait donc à réduire notre capacité d’adaptation.
Sur ce sujet d’ailleurs, il est intéressant de voir combien, dans le domaine militaire, les forces spéciales laissent une grande place à l’autonomie.
Certes, elles sont entraînées à réagir de manière quasi automatique à un grand nombre de situations. N’oublions pas qu’elles interviennent à des moments laissant souvent peu de place à la réflexion. Dans ces contextes, l’automatisme peut faire la différence entre la vie et la mort.
Si nous cherchons réellement à être agile à l’échelle, nous devons donc fuir les règles préétablies.
Dès lors, il s’agit bien de diminuer le nombre de processus pour accroître notre capacité d’adaptation. En effet, plus nous serons nombreux, plus nous multiplierons les interfaces avec nos environnements et plus nous serons fréquemment confrontés au changement. Avec la taille, la nécessité de développer notre faculté d’adaptation gagne en criticité.
Si l’on devait proposer une définition de l’agilité à l’échelle, on pourrait l’écrire ainsi : Être agile à l’échelle, c’est savoir accroître les capacités d’adaptation, de résilience ou d’innovation de l’organisation plus rapidement que sa taille n’augmente.
Sur ce sujet SAFe, tout comme l’ensemble des frameworks d’agilité à l’échelle, de par leurs ajouts de processus au fur et à mesure que l’organisation grandit, ne sont donc pas réellement adaptés…
Mais alors… l’agilité à l’échelle est une utopie ?
Bien sûr que non ! Mais le changement pour y parvenir est loin d’être évident !
Si l’on accepte que l’agilité à l’échelle c’est l’adaptabilité à l’extrême, il existe bel et bien une approche en ce sens.
Si l’on regarde les principes de construction des organisations plates, tels que présentés par Frédéric Laloux dans son livre Reinventing Organizations, on s’aperçoit en effet que c’est précisément cette philosophie qui est à l’oeuvre.
L’entreprise libérée n’est à ce titre ni plus ni moins qu’une société dont la capacité d’adaptation a été poussée à l’extrême. Laisser chacun libre d’entreprendre les actions qui lui semblent les plus justes pour l’entreprise c’est permettre d’agir au plus près du changement. C’est comme de mettre le volume de l’agilité à 11 !
Plus l’entreprise est apte à laisser de l’autonomie à ses collaborateurs, plus elle gagne en agilité.
C’est un chemin qui, s’il peut être séduisant, comporte ses propres embûches !
À commencer par la difficulté à proposer une vision transcendantale, véritable lien de l’organisation qui permette à chacun d’avancer indépendamment dans la même direction.
Sur ce sujet, vous pouvez d’ailleurs tout de suite oublier les visions du type: faire un milliard de chiffre d’affaires ou être le premier sur son marché.
Une vision ne vaut que si elle est partagée et bénéficie à tous. Tant que la poursuite de votre vision ne se traduit pas dans les actes de chacun au sein de l’organisation, vous n’avez pas encore trouvé le bon message.
Ce genre de transformation représente une véritable révolution culturelle et une route ardue.
Vous serez confrontés aux difficultés de la transparence, de l’acceptation des erreurs et de la valorisation de l’apprentissage et de l’expérimentation.
Vous affronterez la perte de repères de l’abandon des statuts et le challenge de la redéfinition des plans de carrière.
Vous devrez construire une entreprise apprenante qui permette le développement de chacun et se réinvente en permanence.
Aller dans cette direction, c’est accepter d’avancer sur un chemin peu emprunté où il vous faudra découvrir vos propres leçons.
De fait, même si un tel mode d’organisation serait finalement une réponse plus pertinente aux problématiques d’échelle dans un monde complexe, le challenge est indéniable.
Il est ainsi souvent plus aisé d’apporter une réponse s’appuyant sur un framework d’agilité à l’échelle que de s’engager sur ce chemin. Quand bien même l’agilité à l’échelle porte ses propres limites.
Il n’y a aucune honte à cela et vous pouvez vous réconcilier avec SAFe.
Et si d’aventure votre coeur d’agiliste vous poussait vers davantage, n’ayez aucun regret.
Comme je l’ai dit et le répète : avec le bon accompagnement, l’un n’est pas nécessairement incompatible avec l’autre.
Si SAFe n’est pas la destination, c’est peut-être néanmoins l’un des meilleurs premiers pas…
Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas.
Séverin Legras, Directeur de l’équipe Organisations et Leadership Agiles a été interviewé par le magazine Transversus. Il décrit, à la lumière de nombreux exemples, les nouveaux enjeux d’organisation en entreprise, ainsi que les approches et méthodes indispensables pour passer à l’acte.
L’environnement économique, humain, technologique amène beaucoup d’entreprises à changer leur organisation de façon majeure. De nouveaux concepts émergent. Les relations, les interfaces des individus avec leurs organisations sont profondément modifiées. Quelles sont les conditions du succès de ces mutations ?.
Pourquoi changer ?
Transversus : Les organisations agiles, voire les concepts d’entreprise libérée, sont des thèmes à la mode, stimulants. Certains ont sur ces sujets des points d’interrogation, y voyant des aspects idéologiques, marketing, éventuellement factices… D’autres sont partis dans ces directions et ont ensuite fait de petites marches arrière.
Néanmoins tout le monde est convaincu qu’il y a quand même de gros problèmes dans les entreprises tayloriennes à l’ancienne. Quelles efficacités, quels gains opérationnels offrent les nouvelles façons de faire ?
La première question qu’il faut se poser, c’est : d’où vient ce besoin de changement. Les organisations dites traditionnelles ont bien fonctionné pendant un long moment. Mais aujourd’hui, nous constatons une accélération des mouvements un peu partout : concurrence accrue, besoins des clients ou des utilisateurs qui changent en permanence. C’est cela qui a vraiment changé depuis une vingtaine d’années. Cette accélération des besoins, et de la nécessité d’y répondre rapidement, fait que les organisations traditionnelles se trouvent en danger, en difficulté.
Transversus : Les organisations, pas totalement stupides, ont tenté des choses depuis des années pour ça. Elles tentent de faire plus de transversalité, tout en gardant des principes un peu mécanistes. Par exemple, la philosophie des processus est une façon de tenter de faire du bout en bout orienté client, pour se doter de possibilités de réagir, sans obligatoirement changer les modes de pensée du management. Ça crée du matriciel dans les organisations.
Absolument. Néanmoins, il s’agit d’une réponse qui vise à améliorer un processus existant, alors que le monde a tellement changé qu’il est nécessaire de changer de modèle. On ne peut pas répondre aux enjeux de ce nouveau monde avec seulement une évolution de ce qui a marché dans sa version précédente.
On a besoin d’aller chercher du nouveau. Et ces nouvelles approches – entreprise libérée, reinventing organizations, management 3.0 – permettent à une entreprise, même si elle est anciennement établie, de se transformer en une entreprise capable de trouver rapidement des réponses à des problématiques qui surviennent bien plus fréquemment qu’avant.
Avant, quand nous faisions face à un enjeu, nous lancions un projet de transformation : adaptation des processus, transformation de l’organisation, passage en matriciel, orientation client ou technologies, etc. Ça fonctionnait. Mais maintenant, des enjeux de cette ampleur-là, ils n’attendent plus deux ou trois ans, ils arrivent tous les six mois !
Nous n’avons donc plus la possibilité de gérer ces changements comme des projets traditionnels de transformation. Nous sommes passés d’un monde où on améliorait l’organisation en faisant des projets de transformation, vers un monde où on doit amener l’organisation elle-même à s’auto-adapter en permanence à ce qui arrive. L’angle de vue a vraiment changé.
Questions de méthodes
Transversus : Dit comme ça, « on ne peut pas adapter les méthodes anciennes, il faut changer d’approche », cela peut apparaître comme une sorte de nouvelle idéologie, certes avec sa rationalité. Comme toute idéologie, les problèmes traditionnels des entreprises, le fait par exemple que les acteurs sont par nature réticents au changement, sont un peu occultés. Cela laisse un point d’interrogation sur l’opérationnalité de la chose.
Déjà on peut s’appuyer sur la preuve, un peu scientifique, que nous vivons un moment de changement de paradigme – même si je n’aime pas trop le mot –, de changement des modes opératoires, y compris dans la société. Si vous lisez Reinventing organization[1] ou La Spirale dynamique[2], notre société évolue du monde orange vers le monde vert, d’un monde industrialisé, orienté processus, orienté objectifs, méritocratique… vers une vision où les interactions sociales, les valeurs communes, l’engagement, comme l’engagement citoyen ou écologique, prennent le pas. La société se transforme, et donc, naturellement, mécaniquement, les entreprises suivent le même rythme.
Toutes les entreprises ne doivent pas absolument changer de mode de fonctionnement maintenant, mais il y a une évolution lente et certaines entreprises l’ont mieux perçue. Elles l’ont mise à profit en se disant : « Nous voulons être les premiers. » Elles veulent aller voir ce que cela veut dire d’aller dans cette direction, avec des succès souvent intéressants. En France, on cite souvent Favi, Chronoflex, Poult, entreprises dites « libérées », aux USA il y a Harley-Davidson, Morning Star et aux Pays-Bas, Buurtzorg.
Transversus : Dans ces entreprises citées, on a constaté que, pour certaines, ce mode organisationnel ne survit que quand les leaders, les parties prenantes, l’actionnariat poussent dans cette direction ou au moins la supportent. Il y a eu des cas de retour en arrière, de nouveaux actionnaires souhaitant revenir à du plus « classique ». Que peut-on dire là-dessus ? Si on n’a pas le leader impliqué, quelle chance de bon fonctionnement ?
Tout à fait d’accord. Soyons très clairs. Si le leader n’est pas convaincu, cela ne fonctionnera pas. Dans tous les cas observés – et je travaille à faire avancer les organisations dans cette direction –, si le leader n’est pas convaincu que son entreprise doit y aller, et que pour cela il doit lui-même évoluer, cela échoue. Il y a un gros travail à faire sur l’ego du leader, dirigeant ou actionnaire majoritaire. Si la direction change, et que le successeur n’a pas été formé, n’a pas embrassé la même vision, il y a souvent des retours en arrière. Cela a été le cas chez Harley-Davidson, par exemple.
Donc, pour que ça marche, il faut que le dirigeant soit aligné avec cette vision. Maintenant, à n’importe quel niveau de l’entreprise, tous ceux qui en sont convaincus ont un pouvoir : un pouvoir d’action concret, de former, d’accompagner, de donner des livres à lire, d’envoyer à des conférences leur patron, le patron de leur patron, et d’essayer de faire évoluer les choses. Nous le faisons souvent dans les entreprises que nous accompagnons. Lorsque des niveaux intermédiaires ne sont pas satisfaits de certaines choses, la bonne réponse est de les motiver, à leur niveau, à orienter ce qui se passe au-dessus dans la bonne direction. C’est une des conditions essentielles de succès.
Un chemin quelquefois émaillé d’écueils
Transversus : Dans les actes de transformations auxquels vous participez, quel serait le problème n° 1 sur lequel on bute ? Certes, les organisations sont diverses, les sujets différents, mais si on veut isoler l’inhibiteur principal, quel est-il ? Est-ce un problème culturel de la base qu’il faut transformer ? Pour passer à l’acte vers l’agilité, vers l’organique plutôt que le mécaniste ?
Dans la pratique, c’est l’inertie que l’on voit quasi systématiquement. Il y en a beaucoup au départ, beaucoup de réticences, d’incompréhensions, que ce soit par manque d’informations, de formation ou de compréhension des enjeux.
Il y a aussi certains types de population, qui, du fait de leur positionnement, sont plus à l’aise dans le mode de fonctionnement actuel. Elles ne voient pas le bénéfice d’aller vers un autre mode de fonctionnement. Pour elles, cela correspond à la perte d’un statut ou d’un pouvoir.
Transversus : Juste sur ce point, par exemple François Dupuy, sociologue, (Lost in Management), dit que c’est plus confortable d’être à l’intérieur de sa fonction que d’être confronté aux autres, négocier avec les autres est une prise de risque. On sort de sa zone de confort. En plus, si on accepte les contrats implicites que je vais nouer avec les autres, je vais restreindre mes espaces de liberté. Ça, cela peut être un frein.
Dans les entreprises, des entreprises traditionnelles, que j’ai transformées, je constate que la notion de liberté n’existe qu’en façade. On a toujours quelqu’un au-dessus, capable d’arbitrer ou d’inverser nos décisions. La notion de liberté de décision dans des entreprises dites traditionnelles, après y avoir vécu quinze ans, me laisse perplexe. Il y a une vraie difficulté à y être libre de ses actions.
Dans ces entreprises organiques, libérées, le changement, c’est qu’on passe d’un mode de décision individuel à un mode collectif. Dans Reinventing Organizations, le protocole de décision – advice process – est très intéressant. Il est assez naturel, proche du bon sens : quand on veut prendre une décision, on est très libre, dès lors qu’on a consulté les experts et les gens impactés par cette décision. Le poids de la décision s’appuie ainsi sur le collectif, même si chaque individu est capable de décider. Je n’y vois pas une perte de liberté.
Transversus : Dans beaucoup d’organisations traditionnelles, nombre d’acteurs, malgré les règles, les pouvoirs hiérarchiques… ont d’autres circuits. Il existe des réseaux informels, des clubismes informels, que d’ailleurs la technologie facilite. Cela permet aux gens de pouvoir, malgré les mécanismes, de jouer leur propre jeu. Ils peuvent innover, transgresser positivement. A partir du moment où on rentre dans un système plus négociatif, où il faut être d’accord avant de prendre une décision, d’une certaine façon, cette possibilité se perd un peu !
Attention ! dans les nouveaux modes d’organisation, la recherche de consensus n’est pas forcément la cible. La cible, c’est plutôt la prise de décision efficace et rapide. Advice process n’a pas besoin de consensus… Decider, un autre protocole de décision issu des Core Protocols[3] permet d’accélérer les décisions en obtenant l’unanimité. Si quelqu’un souhaite refuser la décision, il doit en proposer une autre ou tout bloquer. Comme souvent on n’a rien d’autre à proposer, on décide et on y va. J’aime bien introduire ce protocole, par exemple dans des comités de direction ou des comités exécutifs.
Avec les modes de fonctionnement de ces nouvelles organisations, on se dit : « Comme j’ai des changements plus fréquents à gérer, je dois décider plus souvent. Et pour que ces décisions soient plus fréquentes, il faut les décentraliser au plus proche du terrain. » Jean-François Zobrist, l’ancien patron de FAVI, dit que : « Ce sont ceux qui font qui savent. » Cette maxime est fondamentale. Quand une équipe de support doit répondre à un client, c’est elle qui sait, elle n’a pas besoin d’aller chercher des éléments dans d’autres services pour répondre à ce client.
Libéré et agile ?
Transversus : Du point de vue instrumental, quand on veut aller là, certes il y a aussi toute la zone de l’agile, des prototypages, du mode essais-erreurs, etc. Est-ce synergétique avec ces approches ?
En tout cas, c’est clairement aligné avec ces nouveaux modes d’organisation !
Transversus : Y a-t-il d’autres instrumentations, en modèles mentaux ou en outils à avoir dans la poche ?
Je pense qu’il y a un vrai sujet d’organisation. Une transformation vers un nouveau mode, ça s’organise. A la cible, il va y avoir une gouvernance, qui doit probablement être réinventée. On parle beaucoup d’ »entreprises produit », organisées autour de produits internes qui représentent une partie de leur cartographie fonctionnelle, avec des équipes dédiées qui s’occupent des cycles de vie des produits…
Transversus : Mais quand on avait des business units, c’était pareil ?
C’était proche, mais les business units, c’était beaucoup plus gros… Là, on reste dans des tailles agiles. On voit de plus en plus dans les comités exécutifs, des rôles liés à l’organisation : ChiefProduct Officers, executives en charge de l’organisation. Cela permet d’affirmer que l’organisation devient un sujet central : ce qui va nous permettre de continuer à être bon, de rester leader, ou de contrer la concurrence. Un premier investissement est donc à faire sur la gouvernance de l’organisation.
Après, une des clés est de mettre en place des mécanismes d’amélioration continue. On rejoint la mouvance agile, ou Lean et agile. C’est la façon de muscler la capacité de l’organisation à réagir en permanence.
Transversus : Si on revient quelques années en arrière, des mécanismes par exemple de l’idéologie qualité, des cercles de qualité, des groupes d’amélioration de la qualité, améliorant, les mécanismes en mode bottom-up étaient de la même « obédience », même si cela n’a pas toujours fonctionné partout…
Les principes mis en œuvre dans ces nouvelles organisations ne sont pas nécessairement des idées récentes. Le Lean n’est pas nouveau. On faisait effectivement de la qualité, de l’amélioration continue en remontant l’information du terrain, on centralisait dans un organisme de gouvernance de la qualité, ou de l’amélioration continue, ou du Lean, qui était un département.
Dans les nouvelles organisations, on essaie d’éviter ce type de département centralisé. On travaille sur le mindset de tous. C’est une évolution car, dans certaines entreprises, les mécanismes de qualité fonctionnaient bien !
Transversus : Certaines entreprises à l’époque ambitionnaient déjà de se passer du staff centralisé, condamné à autodisparaître, et de décentraliser toute la mécanique dans les missions des managers…
Ces entreprises qui y ont réussi étaient des précurseurs. On ne se dirige plus désormais vers quelque chose de non-organisé comme silo vertical, mais de très organisé sur l’horizontal, avec un travail sur le mindset pour que cela devienne un réflexe pour tous.
Résistances au changement
Transversus : Une entreprise organique, comme toute entité biologique, doit trouver ses régulations. Mais tout organisme a une tendance à se maintenir dans l’état, en homéostasie… Des révolutions ne vont pas naturellement venir de systèmes qui visent une forme de régulation. Dans les cas où l’amélioration continue ne suffit pas, qu’il faut faire, pour des raisons concurrentielles diverses, un certain breakthrough, assez vite. Comment la révolution peut émerger d’un système qui a tendance à s’autoréguler ?
La métaphore de l’organique s’arrête à ce moment-là. Quand on examine en France FAVI, Chronoflex, Gore aux USA, ces entreprises ont dédié un grand nombre de leurs ressources à des sujets d’innovation. Chronoflex répare des flexibles hydrauliques sur les chantiers. Mais le groupe de Chronoflex, inov-On, innove dans des plans différents, il a par exemple créé une agence de communication. Idem pour FAVI, qui fabrique des fourchettes de boîtes de vitesses automobiles. L’entreprise travaille sur plusieurs marchés, l’automobile est devenue simplement un de leurs secteurs d’activité. Gore est également une entreprise à la culture d’innovation très ancrée.
Transversus : D’accord en ce qui concerne l’innovation produits et services. Mais quid de l’innovation sur l’organisation elle-même, les BPR quelquefois indispensables ? Comment émergeront les nouvelles organisations de rupture ? Comment par exemple rapidement passer de dix jours à quelques heures pour faire quelque chose ?
Ces nouvelles organisations sont plus compétentes pour le faire que les anciennes. Par exemple, deux de nos clients actuels sont en train de changer, au-delà de leur organisation, leur business model. Ces changements sont presque seamless, l’adaptation de l’organisation est dynamique. Comme un modèle vivant, de nouvelles cellules se mettent à travailler sur le nouveau business model, certaines disparaissent (mais pas les gens !). Nous observons une mutation de l’organisation autour de ces nouvelles cellules, qui ont désormais un cycle de vie.
Transversus : Pour un organisateur qui pense de façon plus traditionnelle, quand on regarde cela, il y a néanmoins la conviction que les règles ne disparaissent pas. Ces règles, transverses dans l’organisation, ces mécanismes risquent de ne pas être décrits suffisamment dans les nouveaux modes de pensée.
Par exemple, les processus, quelquefois reflet de ces règles, comment seront-ils décrits, managés, de façon interfonctionnelle ?
Les processus ne disparaissent pas. Il y a deux types de processus. Les processus internes et les processus métiers, qui servent le client. Ces derniers ne disparaissent pas. Ils sont toujours là, décrits, modélisés, vivants. Les équipes s’y appuient pour identifier l’étape du processus qui a un impact, où je suis attendu, sur telle ou telle fonctionnalité que je dois livrer. Le processus métier a toujours sa valeur, et ça ne doit pas changer. Au contraire, ces nouvelles organisations sont tournées vers le client. Ces processus-là ont donc toujours la même importance.
Les processus internes sont plus flexibles. Il y a moins de description de règles, d’outils, de processus normés. On a plus de liberté, et on se fie plus à la culture. C’est-à-dire aux comportements observés sur le terrain. Tant que les comportements sont corrects, il est inutile de documenter les processus. L’agilité, c’est peu de règles mais relativement strictes. Ici c’est pareil.
Transversus : C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir une orchestration des conduites, par un chef d’orchestre, des processus, il y a une chorégraphie des conduites, où chacun sait le pas de danse qu’il a à faire, en fonction de ce que font les autres.
Il y a quand même une autorégulation. Soit une autorégulation par le système lui-même : quand un collègue dépasse une limite, vous allez le lui dire gentiment et ça se passe bien. Soit, il y a des barrières ou des frontières posées par le dirigeant. Le dirigeant est censé incarner la culture de l’entreprise. S’il observe des comportements contraires à cette culture, il peut prendre des mesures, qui peuvent être des décisions fortes.
Impact du digital
Transversus : Quelque part, structurellement, il y a une espèce de guerre. Une guerre entre le mouvement technologique, le digital, l’irruption du digital, et les mouvements organisationnels. Quand on est dans le temps organisationnel, c’est-à-dire chargé de faire évoluer les modes d’organisation des entreprises, ça prend un temps minimal, parce que la culture des gens ne se change pas comme ça, en claquant des doigts.
Par contre, la technologie, du fait de son côté explosif, les nouvelles technologies, le digital, l’intelligence artificielle, les objets, les robots, etc., elle a tendance à dire que grâce à elle on va tout changer. Bien sûr la technologie et l’organisation doivent s’articuler. Mais il n’empêche que c’est souvent le digital qui prend la main. Il y a des questions de compétitivité, où le digital jouera un rôle clé, les plateformes, etc.
Le discours digital a tendance quelquefois à être plus écouté par une direction que le discours organisationnel du tout organique….
Le changement lié à l’avènement de l’ère digitale est induit par les mêmes déclencheurs que nous avons évoqués plus haut : la nécessité de disruption pour survivre, le renforcement de l’impact de la culture sur la performance, la recherche de croissance dans un marché qui devient saturé, la difficulté à recruter des cadres… Le digital va proposer des réponses qui sont plus faciles peut-être à visualiser, à toucher, que l’organisationnel.
A un moment donné, je pense que le digital a été en tête de la course. Et donc toutes les grandes entreprises, les grands groupes se sont réfugiés dans cette course à la technologie en pensant que cela allait résoudre tous les problèmes. Mais aujourd’hui – nous sommes maintenant depuis dix ans dans l’ère du digital – nous pouvons constater que cela n’a pas résolu tous les problèmes. Voire cela a accru la différence entre les équipes et entreprises qui sont plus petites, plus agiles, plus autonomes ! Ces petites entités sont plus réactives que les grands groupes. Dans le secteur bancaire, les Fintech viennent grappiller des niches de marché et donc rogner les marges des grandes banques. J’ai eu l’occasion de travailler longtemps dans ce secteur et ce mouvement est très visible et inquiète.
Les grandes entreprises se rendent compte aujourd’hui que cet aspect organisationnel a été oublié. Elles ont pensé que le digital allait leur permettre de survivre ou de continuer à prospérer. Elles ont créé un département digital, donc, dit autrement un silo de plus, à qui elles ont confié tout ce qui est autour du digital (ou plutôt du numérique d’ailleurs), de la donnée. Mais la révolution numérique attaque toutes les couches de l’entreprise, y compris le mode de fonctionnement interne, les collaborateurs, etc. Et donc l’organisation.
Aujourd’hui, l’un des moyens de répondre à cet enjeu est de combiner technologies et organisation pour avoir une réponse commune et pertinente. Chez un de mes clients, nous avons travaillé à créer une nouvelle entité : il ne s’agit plus d’une DSI qui serait en face de directions métiers, mais d’une DSI étendue, avec des gens du métier qui sont intégrés dans cette organisation. Ce type d’organisation devient de plus en plus fréquent car elle permet de répondre plus rapidement aux besoins des clients.
Transversus : Mais pour des raisons de sécurité, il est bon d’avoir encore un noyau DSI technique dur…
Bien sûr, sur la partie infrastructures, il y a des équipes qui sont transverses. Mais sur la partie développement, vous devez être en co-construction permanente avec le métier, donc autant qu’il soit dans la même entité, sur le même plateau. Certains de nos clients parlent de business technology. Les efforts qui sont faits aujourd’hui sont justement la mise en place d’une organisation qui permet de maximiser l’impact du digital pour répondre à des besoins métiers.
C’est ce qui a certainement manqué dans la version précédente où l’on pensait que la technologie allait répondre à tous les enjeux. Les métiers, fatigués d’attendre un an une solution commandée à leur DSI, se sont mis à commander directement une application en SaaS, parfois au détriment de la sécurité d’ailleurs. Les DSI ont perdu du poids et de la capacité à répondre aux besoins. Au global, ça ne fonctionne pas parce que, en tant que groupe, entité globale, l’entreprise est moins performante.
Transversus : Il faut quand même une architecture pour que tout ça, ça se parle…
Désormais, nous observons une vague de transformation qui apporte justement des éléments d’organisation, là où précédemment c’était seulement la technique qui orientait les investissements. Et l’architecture, ça permet d’avoir une vision globale de l’organisation et de la rendre plus efficace.
Cultures humaines
Transversus : Quid, au-delà de l’organisation et des technologies, des aspects purement humains ? Y a-t-il des techniques pour étudier la distance entre la façon de penser des hommes aujourd’hui et comment ils devraient penser dans un nouveau mode ? Pour renifler l’état des lieux de la culture existante ? Et puis une fois qu’on a constaté un état des lieux de la culture, qu’est-ce qu’on fait pour la faire changer ? Si on met sa casquette RH, par quel bout on prend le problème ?
Sur le premier point je pense que oui. Des audits, des interviews des collaborateurs, des managers ou de la direction, du feedback du terrain permettent de détecter où on en est par rapport à la culture. Il faut une petite étude sur la culture avant de lancer un projet de transformation ou avant de se lancer dans une évolution de son organisation, ça permet de voir d’où nous partons. Je fais beaucoup d’interviews, de questionnaires. Nous avons développé des outils pour évaluer la maturité des organisations.
Ensuite, il faut définir le niveau de maturité que nous visons – ce qui ne veut pas forcément dire quelle est l’organisation qu’on vise. Après, on peut travailler sur la transformation de la culture, pour laquelle il n’y a aucune recette miracle. Si quelqu’un vous dit qu’il faut s’y prendre comme ci ou comme ça pour changer une culture, fuyez ! Ça ne fonctionne pas comme ça.
Une approche possible pour faire évoluer une culture vers plus d’agilité, c’est de développer un mindset autour de l’expérimentation. C’est-à-dire d’apprendre aux gens qu’à partir de maintenant ils ont le droit à l’erreur, ils peuvent se lancer, ils peuvent prendre des initiatives et aussi revenir en arrière. Si ça marche on va continuer, sinon on va faire d’autres expérimentations. Tout ça se rapproche du Lean Startup. C’est comme ça que nous pouvons réussir à faire évoluer la culture, par petits bouts. Mais encore une fois, c’est tellement propre à chaque contexte d’entreprise qu’il est impossible de définir une recette qu’il suffit d’appliquer.
Par ailleurs, entre les modes d’organisation dits traditionnels et les nouveaux modes d’organisation, il y a un gros changement pour l’individu, qui a plus de responsabilités et d’autonomie. Or les habitudes qui ont été prises, si elles ont été prises pendant longtemps, ne sont pas faciles à changer, c’est même parfois impossible. L’accompagnement humain est la clé principale de la réussite. Il faut le sponsorship du leader, mais aussi un dispositif pour aider les gens à y trouver un intérêt, leur montrer les bénéfices qu’ils peuvent en retirer. Cela peut prendre la forme de sessions d’acculturation, de formations, de premières mises en pratique, d’ateliers de réflexion en groupe, etc. Et comme dans toute grande transformation, vous n’arriverez pas forcément à embarquer tout le monde.
Vous pouvez reprendre les cycles traditionnels d’accompagnement au changement : aller chercher les early adopters, qui vont expérimenter des choses au début, et les faire avancer pour tirer avec eux le groupe. Et, à un moment donné, vous aurez des gens qui ne vont pas être à l’aise avec ce mode de fonctionnement. C’est là qu’il faut être capable de prendre des décisions, qui peuvent aller jusqu’à une séparation, toujours en accompagnant les départs.
Transversus : Dans votre expérience, les systèmes d’évaluation des individus – les évaluer, leur trouver la bonne formation pour l’année d’après, les orienter – ont-ils leurs places dans une entreprise en nouveau mode ? Y a-t-il des techniques différentes ?
Le rôle du manager a beaucoup changé. Auparavant, le manager accompagnait les collaborateurs dans leur carrière, mais il était aussi un manager opérationnel : celui qui distribue les tâches, les objectifs du moment, de la semaine, du mois. Dans les organisations agiles/organiques/libérées, le rôle du manager n’est plus de travailler sur l’opérationnel, mais uniquement sur le développement des individus, des collaborateurs. Donc l’accompagnement des managers est fondamental pour y réussir. Du coup, le processus d’évaluation intègre beaucoup plus d’évaluations par les pairs.
Ce n’est pas systématique mais il y a beaucoup plus d’évaluations à 360° dans ce type d’organisation. Car il n’y a plus vraiment de hiérarchie établie qui permette d’avoir des éléments d’évaluation tranchés entre un manager et ses dix collaborateurs. L’idée, c’est d’aller chercher un maximum d’informations un peu partout. Ça se faisait déjà un peu avant. Encore une fois ce n’est pas révolutionnaire, il s’agit d’une adaptation des techniques à ces nouveaux modes d’organisation.
Transversus : Quand vous disiez que dans l’ancienne méthode le manager était à la fois management des hommes et opérationnel. En tant qu’opérationnel, il était accountable de ce qui se passait chez lui. Aujourd’hui, en ce sens, qui est responsable de quoi au fond ? Sur qui peut-on se retourner quand un résultat d’une zone se passe moins bien ?
Dans l’idéal, dans les organisations extrêmement matures, l’accountability ou responsabilité est au niveau de l’équipe. Mais ça ne marche pas dans tous les cas, parce que justement, il faut un certain niveau de maturité. Ce qui a changé dans le rôle du manager, c’est que le manager dit « RH » n’est pas responsable des opérations, il est plutôt responsable de la mise en place des critères de réussite, du bon environnement pour favoriser cette réussite. La gouvernance opérationnelle se reporte plutôt sur des rôles de type product owner, process owner ou business process owner, qui sont donc plus proches du métier. Ils font partie des équipes, donc n’ont pas forcément de lien hiérarchique avec elles. Mais ils ont quand même la responsabilité globale.
Chez un de mes clients, nous avons mis en place une organisation orientée produits. Il y a environ 80 équipes produit composée chacune d’entre 5 et 10 personnes. Et la responsabilité des résultats des produits, typiquement le chiffre d’affaires généré, relève des product owners ou des product managers. Il y a eu un transfert de responsabilité, voire une séparation de deux types de responsabilité (opérationnelle et environnementale). Mais elle est toujours là, souvent incarnée par une personne ou plusieurs personnes.
Transversus : Ces points ne passent pas beaucoup dans les ouvrages théoriques.
Certains ouvrages sur l’entreprise libérée prétendent que le rôle de manager n’a pas de sens et n’existe plus. Personnellement, je suis contre cette idée. Au contraire, le manager est le garant de la pérennité de la culture, de l’efficacité sur le terrain. Pour moi, ce rôle-là a simplement changé.
Nous ne sommes plus dans ce rôle de manager traditionnel, proche du chef ou du petit chef. Mais dans un rôle proche du servant leader ou du « manager jardinier », celui qui va travailler sur l’environnement pour mettre en place les conditions favorables à l’épanouissement, et faire en sorte que les personnes aient envie d’être motivées et de se développer. Et c’est ça qui donne une meilleure performance au final.
Transversus : Un orchestrateur…
Exactement. Nous aimons beaucoup la métaphore du jardinier parce que, quand nous formons des managers dans ces nouvelles organisations, il y a un vrai travail d’accompagnement au changement. Nous leur apprenons qu’ils ne peuvent pas demander ou exiger des gens qu’ils soient motivés. En revanche, ils peuvent agir à la manière d’un jardinier, qui ne va pas tirer sur une plante pour qu’elle grandisse. Il va lui donner de l’eau, de la lumière et des nutriments. Il va travailler sur l’environnement pour que la plante atteigne le sommet de son potentiel.
Transversus : Ceci se retrouve dans la philosophie chinoise, relire par exemple François Julien. Un principe chinois : pour gagner les batailles, il ne s’agit pas d’avoir une conduite héroïque. Il faut plutôt créer l’environnement qui fait que la bataille sera gagnée sans qu’on ait besoin de se battre.
Exactement. C’est ça la métaphore. Mais ce n’est pas toujours facile pour les managers, qui sont les relais intermédiaires. Ils ne sont pas les seuls à être impactés par ces changements-là. Ce n’est pas facile de changer de mode de fonctionnement quand vous avez été habitué à un autre mode pendant de longues années.
Transversus : Quand on est dans une grosse entreprise, on constate que toutes ces cultures « modernes » sont présentes depuis longtemps à certains endroits. Une grosse organisation a certes une culture dominante. Mais il y a des endroits où il y a des sous-cultures, des endroits où des phénomènes du même type se passent. Il y a des superpositions. Mais il y a toujours bien sûr une culture dominante qui l’emporte sur les autres.
J’avais discuté avec une personne qui avait mis en place dans un département d’une grosse entreprise l’holacratie[4], qui est un système de gouvernance basée sur la délégation des décisions et des responsabilités. Il n’y avait pas d’holocratie à l’échelle du groupe. Par contre, il y a des poches, qui sont des « petites » boîtes de 700 ou 800 personnes, dans lesquelles ils ont mis en place ces principes-là.
Et c’est là où il faut un leader dominant pour mettre en place ce type d’organisation. Pas forcément le top manager de la multinationale : ça peut être aussi le top manager d’un gros département, d’une grosse entité qui a envie de passer à ce nouveau mode de management.
De proche en proche…
Transversus : On peut ainsi créer des prototypes de modes de fonctionnement, quelque part dans une division. Si l’initiateur du prototype c’est, en plus, éventuellement, un homme de pouvoir, c’est lui qui va se servir de cette mode-là, essayer de la diffuser, voire ensuite prendre le leadership de l’ensemble….
Tout à fait d’accord
Transversus : Que dire de plus ?
Les entreprises vont dans cette direction, soit pour être plus performantes, soit pour rester performantes. Elles se sont rendu compte qu’à un moment elles atteignaient un plafond dans l’organisation existante. C’est le cas d’une grosse entreprise dans laquelle je travaille, qui a quinze ans d’existence. Au bout de ses quinze ans, la direction s’est rendu compte que le mode d’organisation faisait plafonner l’entreprise. Elle a eu besoin d’investir dans cette organisation et dans la technologie, vraiment les deux en parallèle, pour aller chercher un cran de croissance supplémentaire. Finalement, chaque entreprise va avoir son propre élément déclencheur principal.
Dans mon livre blanc[5]Continuous Organization, j’ai identifié 7 moteurs qui sont à l’origine de la décision de faire évoluer l’organisation :
survivre ;
être plus performant ;
continuer à grandir ;
renforcer la culture ;
engager les collaborateurs ;
remettre le client au centre ;
préparer l’avenir.
Dans les faits, nous constatons fréquemment une combinaison de plusieurs moteurs, mais il y en a toujours un qui est le déclencheur majeur. Si les lecteurs sont des dirigeants ou à des postes de direction, il est intéressant qu’ils se posent cette question : « Concrètement, quel est le plus gros enjeu auquel je dois faire face maintenant ? » Il y a une incertitude : « Où va être mon organisation dans cinq ans, dans dix ans ? » Par rapport à cette incertitude : « Quel est le levier sur lequel il y a le plus de risques ? » Se poser ces questions-là peut donner des motivations ou de la clarté. Faut-il y aller maintenant ? Ou au contraire, non, ce n’est pas le bon moment ? Mais quand sera le bon moment ?
Plus heureux ?
Transversus : Quelle est au fond la relation de tout ça avec d’autres champs de travail ou d’idéologies genre « bonheur au travail ». Comment ça s’articule ? Qui est le moteur de l’autre ? Comment ces deux concepts se complémentent ?
Dans certaines formations que je donne, qui sont basées sur le framework Management 3.0[6], j’explique que la satisfaction et le bonheur des collaborateurs forment un cercle vertueux et se renforcent l’un l’autre. Un mode d’organisation qui favorise l’auto-organisation, plus de capacité à prendre des décisions, la transparence des informations, la délégation des décisions à des niveaux plus bas dans la hiérarchie, amène plus de responsabilités. En conséquence, cela peut amener plus de satisfaction ou plus de motivation puisqu’on est directement acteur de ce qui se passe autour de nous. Jean-François Zobrist dit qu’un salarié heureux est un salarié plus productif. Laurence Vanhee[7], l’une des premières ChiefHappiness Officer en Belgique, dans son livre[8] montre, par les mesures qu’elle a faites suite aux transformations d’organisation, qu’un salarié heureux est 2 fois moins malade, 6 fois moins absent, 9 fois plus loyal, etc. On peut donc dire que, a priori, il y a un impact positif sur le bonheur au travail.
Pour moi, le bonheur au travail n’est pas une fin en soi, et nous devons faire attention à éviter l’injonction au bonheur : on ne vient pas forcément au travail pour être heureux ou pour devenir heureux. Mais sur une bonne partie de la population, cela a un impact très positif.
Transversus : Le bon livre sur ce thème « Happycratie », a été commenté dans un numéro précédent de notre revue…
Faut-il considérer que tous les employés soient heureux, que les entreprises doivent donner du bonheur aux gens ? Sans doute pas. A l’inverse, elles ne sont pas là pour rendre les gens malheureux. Si nous y arrivons, par une nouvelle organisation, une culture, des investissements, tant mieux. Au global pour l’entreprise, a priori, les effets sont bénéfiques sur la performance : meilleur engagement, moins de turnover, moins de taux d’absentéisme.
Conseiller, former, coacher, faciliter…
Transversus : Ce que je voulais dire par ma question, c’est que dans la tête des décideurs, il y a une espèce de concurrence entre : « Est ce que je prends une sorte de super coach en bonheur ? Ou plutôt des consultants en entreprise libérée ? «
C’est probablement complémentaire. Dans mon quotidien, j’exerce plusieurs métiers : consultant, formateur, coach. Ce ne sont pas les mêmes métiers, je n’interagis pas de la même manière avec les gens, et j’ai besoin de passer d’un rôle à l’autre en fonction de chaque situation. Il y en a même presque un quatrième : facilitateur, où, en retrait, j’accompagne des groupes de travail pour faire émerger des idées.
Je pense que les chefs d’entreprise qui ont envie de se transformer ont besoin de ces quatre métiers. Ils les trouvent soit dans une personne ou dans une équipe, soit chez des personnes extérieures qui vont apporter cette complémentarité nécessaire.
Transversus : Toutes les instrumentations « modernes » qui sont dans la poche du consultant de base, le design thinking, les instruments du Lean, le marketing visuel sont-ils indispensables ? Que pensez-vous de toutes ces instrumentations ?
Pour être honnête, les trois quarts des gens qui disent faire du design thinking ne savent pas ce que c’est réellement ! Autre exemple, le Post-it va fonctionner dans certains endroits et pas dans d’autres. Pour moi le rôle de consultant, c’est de savoir s’adapter.
Par exemple lors d’une formation, j’ai pris une valise entière de Lego pour faire travailler les gens, parce que c’est compatible avec la culture de cette entreprise. Et à l’inverse d’autres clients m’ont dit : « On veut bien que vous veniez faire votre mission sur l’agilité, mais on ne veut voir aucun Post-it dans les bureaux parce que nous, on travaille, on est sérieux. » C’est un peu antinomique avec les valeurs de l’agilité mais c’est la culture telle qu’elle est aujourd’hui. On a toujours différents paliers à faire franchir avant d’arriver à un résultat optimal. Interview réalisée par Jean-François David de la revue Transversus
Avec les gilets jaunes, puis les grèves, la plupart des entreprises de services avaient ouvert les vannes du télétravail. Avec la crise du Coronavirus ou COVID-19, et le confinement de quasiment l’ensemble de la population française (ainsi que dans plusieurs pays d’Europe), vous vous trouvez peut-être un peu dépourvu pour faire face à cette situation historique.
J’ai eu l’opportunité d’accompagner beaucoup d’équipes distribuées et suis moi-même manager d’une équipe de consultants et consultantes aujourd’hui confinés chez eux. Pour moi, voici quelques règles à mettre en oeuvre pour que tout ceci fonctionne bien.
1) Garder le contact fréquemment avec chacun
Première chose à faire en tant que manager : s’assurer que tout va bien chez chacun de membres de votre équipe. Décrochez votre téléphone et passez du temps pour comprendre quelle est la situation pour tous les membres de votre équipe. –> Répétez cette routine plusieurs fois par semaine.
2) Organiser des moments de rencontres en équipe
La situation n’est pas propice à la vie sociale puisque tous les contacts physiques et visites avec la famille et les amis sont interdits. C’est la même chose au travail puisque de nombreux locaux sont fermés. Or pour que le télétravail fonctionne, il faut garder l’esprit d’équipe et la possibilité de discuter. Remplacez la machine à café par une réunion quotidienne en visio, sans agenda ni ordre du jour, juste pour que tous puissent discuter. Favorisez les échanges à 2, 3 ou 4 à un moment de la journée pour ceux qui le veulent et surtout, laissez vos collaborateurs et collaboratrices s’auto-organiser.
3) S’appuyer sur les outils numériques
Evidemment les outils numériques sont nécessaires pour que le télétravail fonctionne. Je laisse de côté les utilitaires type email, VPN, drive… Utilisez au maximum les capacités des outils de conversation pour garder ce lien social. Sur Slack par exemple (ou tout autre application de conversations rapides), créez une chaine dédiée aux échanges informels, aux discussions de café, aux propositions de rencontre numérique informelle. Créez aussi une chaine (ou demandez à votre entreprise de le faire à plus grande échelle) pour poser toutes les questions à propos de la situation. Cette période va lever un grand nombre d’angoisse et de peurs, il est important de pouvoir y répondre de la meilleure manière possible. Utilisez des application de tableau blanc numérique (comme Klaxoon par exemple) pour maintenir vos ateliers et réunions de travail. La vie ne peut pas s’arrêter et il faut s’adapter : c’est le bon moment pour franchir le pas).
Mettez en place des tableaux de suivi d’activité avec Jira ou Trello par exemple pour que chacun sache sur quoi travaille chacun et puisse interagir. Si rien de tout cela n’est en place, vous n’avez probablement pas eu le temps de définir des règles d’usage. Pas grave : lancez-vous et apprenez tous ensemble à utiliser correctement ces outils.
4) Relâcher la pression
Prenez en compte que la capacité à travailler de manière efficace sera affectée si votre collaborateur ou collaboratrice a des enfants en bas âge, un parent en EHPAD, une personne dans l’entourage contaminée par le virus ou encore un conjoint qui, lui, doit aller travailler dans un commerce de première nécessité ou dans un hôpital. Et ne transférez pas non plus la charge de travail sur les jeunes célibataires. eux aussi sont perturbés et la période d’isolement risque d’être longue : mieux vaut un rythme soutenable sur le long terme qui permettra d’assurer la continuité tout du long.
5) Libérez vos agendas
Faites le vide dans votre planning pour dégager du temps pour les activités précédentes. C’est de ça dont votre entreprise a besoin aujourd’hui : que vous accompagnez votre équipe dans les temps de turbulence que nous rencontrons afin que vous soyez en capacité de continuer à délivrer votre service. Libérez vous de toute contrainte non urgente, repoussez les demandes de réunions qui ne sont pas centrée sur votre objectif du moment.
6) Communiquer avec vos utilisateurs
Que vous soyez une équipe support au contact direct avec les clients ou une équipe de développement qui parle plutôt aux « métiers », vous devez être transparents et indiquer que votre capacité est affectée ou limitée et que cela va avoir des impacts. Au plus tôt cette communication arrive, mieux c’est. Cela permettra de protéger votre équipe et de la laisser se concentrer sur ses activités opérationnelles. Je trouve que la période est propice à l’empathie : si vous expliquez vos difficultés, vos interlocuteurs seront compréhensifs. Ensuite, quand la situation se stabilisera au bout de quelques semaines, vous serez capables de proposer de nouvelles métriques et des informations plus précises sur les impacts réels. La relation de confiance sera établie avec vos parties prenantes.
Le plus important dans ces temps de crise est de garder son calme et son sang froid, d’être très disponible et concentré sur un seul objectif : assurer la continuité. Et quand les premiers jours seront passés et que vous aurez trouvé votre rythme, profitez-en pour saisir des opportunités de traiter les sujets qui d’habitude passent à la trappe. R&D, amélioration continue, marketing, travaux transverses peuvent remplacer les activités qui auraient « normalement » été prioritaires mais qui sont plus difficiles à réaliser à distance.
Coach Professionnelle, Team Leader Transformation Agile des Organisations
#1 – Prendre du recul sur le fonctionnement de votre équipe depuis le 17/03 :
Faire une rétrospective après ces premières semaines de confinement, pour dresser un bilan de vos usages des outils collaboratifs et des interactions dans votre équipe afin d’identifier des axes de progrès
Organiser un atelier pour asseoir un “pacte de confiance de l’équipe” en se posant les questions suivantes : Comment se challenger, continuer à assurer la collaboration et la participation de chacun ? Comment continuer à prendre soin les uns des autres dans ce nouveau contexte ? Qu’est-ce qui va devenir insupportable si nous continuons à le faire ? Comment continuer à célébrer les succès ? A quoi pouvons-nous renoncer momentanément pour laisser de la place à autre chose ?
Mettre en place un atelier “Règles de vie” avec vos collègues pour plus de transparence et de parler vrai
#2 – Maintenir les instances régulières en adaptant leur contenu et leur animation :
Animer les réunions d’équipe en distribuant les rôles délégués (gardien du temps, pousse-décision, facilitateur, scribe, coach…)
Diminuer la fréquence des instances “informatives” où l’on ne prend pas de décision
Préférer refuser une invitation que participer juste pour “être présent”
#3 – Systématiser des points d’échange réguliers pour les rôles de leadership :
Suivre l’exemple des organisations produits, où PO et Lead Dev ne sont habituellement pas sur le même site. Ils bloquent souvent des RDV quotidiens de 30min dans leurs agendas pour s’aligner et partager sur le produit
Ce point quotidien est aussi l’occasion de discuter de manière informelle sur tous les autres sujets
#4 – Réserver un moment pour vous reconnecter avec vos collègues une fois par jour afin de garder des relations saines et entretenir la confiance :
Organiser un rendez-vous quotidien sur le modèle d’une conversation au café, où on ne parle pas de travail
Créer des fils de discussion continue (slack, teams, salle de détente virtuelle ouverte à tous, tout le temps)
Dans le channel d’équipe, chaque matin une personne différente poste une photo de son quotidien et la commente. Vous pouvez aussi utiliser un icebreaker pour permettre à chacun de partager son humeur et son niveau d’énergie
#5 – Prendre du temps avec chaque membre de votre équipe pour connaître son état physique et psychologique :
Privilégier les contacts par vidéo-conférence avec chacun, au moins une fois par jour, plutôt que de se contenter de discussions par Slack/Teams/…
Demander des nouvelles de l’entourage, de la famille proche pour rassurer sur votre compréhension de leur situation (effet miroir)
Demander des détails sur les contraintes liées au confinement (solitude, exiguïté…)
Redoubler de vigilance auprès des personnes confinées seules chez elles
#6 – Travailler à maintenir un bon niveau de performance de l’équipe :
Définir des “petits” objectifs ou challenges à court terme (1 semaine)
Donner encore plus de visibilité sur les priorités, les tâches à réaliser, sans tomber dans du micro-management
#7 – Partager vos expériences entre pairs :
Partager votre expérienceet vos difficultés avec d’autres managers, qui vivent probablement les mêmes situations que vous et qui ont peut-être des idées différentes
Organiser ou participer à des sessions de co-développement à distance
Lancer des appels à idées, des brainstormings en synchrone ou asynchrone
#8 – Relayer les informations de l’entreprise, les clarifier et les expliquer :
S’assurer que tout le monde ait bien lu et compris les communications institutionnelles
Partager et repartager la vision et la mission de l’entreprise afin qu’il n’y ait pas de perte de sens durant cette période
Incontestablement, cette crise sanitaire sans précédent a chahuté chacun d’entre nous et bouleversé l’organisation des entreprises.
C’est aussi le moment idéal pour repenser nos modes collaboratifs, nos pratiques managériales et préparer positivement l’après-confinement.
95% des entreprises indiquent compter dans leur rang au moins une équipe agile. En d’autres termes, aujourd’hui tout le monde veut être agile. C’est devenu une norme, à la fois pour l’entreprise qui doit pouvoir réagir vite et avec la bonne réponse aux conditions changeantes du marché, mais aussi pour les individus qui doivent réussir à mieux collaborer et travailler collectivement à un but commun. Si bien qu’il est même devenu compliqué d’être recruté ou de recruter sans afficher un plan de transformation agile pour l’un et une certification pour l’autre.
Pour autant, dans la plupart des situations que je rencontre, les entreprises se concentrent beaucoup plus sur le “FAIRE” agile que sur le “ÊTRE” agile, beaucoup plus sur les processus et les outils que sur l’essence même de l’agilité qui se situe dans l’état d’esprit et dans les interactions.
Nous avons parfois tendance à oublier que l’agilité est un état d’esprit et un moyen, ou plus globalement un ensemble de moyens, de pratiques qui servent un objectif. Un moyen de s’en rendre compte est d’observer les indicateurs des entreprises concernant l’agilité. Ce qui est mesuré et suivi par les entreprises est l’utilisation et l’adoption de pratiques plutôt que la performance qu’elles sont supposées apporter.
Voyez plutôt :
Je fais des daily meetings donc je suis agile
J’utilise Jira donc je suis agile
Je fais des rétrospectives donc je suis agile
J’organise des PI Planning pour aligner les dépendances entre mes équipes donc je suis agile
Je dis que je fais de l’agilité à l’échelle donc je suis agile.
L’agilité : au service de la performance avant tout
Mais au fait, si je suis agile, quel but cela sert-il ?
Ce but qui est si souvent inexistant devrait pourtant être la préoccupation première de l’entreprise ou de l’équipe.
Essayons d’utiliser les 3 cercles de Simon Sinek pour détailler dans quel but devenir agile :
le WHY c’est la performance de l’entreprise ou de l’équipe
le HOW ça peut être l’adoption de l’état d’esprit agile (qui peut être complété par d’autres choses, comme le renforcement des compétences ou l’innovation par exemple)
le WHAT ça peut être la mise en oeuvre de pratiques concrètes comme certaines méthodes agiles : Scrum, Kanban, XP… ou d’autres techniques
L’agilité n’est pas une fin en soi. Être agile, intrinsèquement, ne suffit pas. Viser une meilleure performance est nécessaire. En fonction du contexte, la performance se décline sur des axes différents comme par exemple : plus de ventes, plus de notoriété, plus de nouvelles fonctionnalités, dépasser un concurrent, moins de turnover, mais aussi plus de partage de connaissances, plus d’apprentissages, plus de nouvelles expérimentations…
Je vais être clair ici, pour moi la performance, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est pas un gros mot. C’est même ce qui doit nous animer au quotidien. Être plus performant dans son métier ou dans son rôle, c’est tout simplement être meilleur, apprendre sans cesse, progresser. C’est une nécessité pour moi.
Mesurez des KPI sur le but, pas sur le moyen
Mes clients me demandent souvent comment nous allons mesurer l’impact de leur transformation agile, afin de prouver que cette transformation est utile. J’aime qu’on me pose cette question car, même si il n’est pas simple d’y répondre, elle dénote une bonne compréhension des enjeux autour de la transformation.
Comme je le disais, mesurer l’impact d’une transformation n’est pas simple à réaliser. Car si je peux mesurer aisément si une équipe respecte ses rituels, met à jour son Jira, délivre ce qu’elle a prévu (via le Burn-Down Chart par exemple), ce faisant je mesure le WHAT : le moyen. Je ne mesure pas l’impact. Je ne répond pas à la question.
Donc je travaille plutôt à mettre en place des indicateurs de performance qui permettent de mesurer un résultat sur le WHY : augmentation du panier moyen, du taux de repeat, du nombre d’utilisateurs actifs, du taux de disponibilité, etc… Evidemment, il n’y a pas de lien direct (ou 1 pour 1) entre le moyen (l’agilité) et le résultat (la performance), car d’autres facteurs viennent impacter le résultat (l’évolution du marché, le marketing…). Mais je préfère expliquer à mon client que la transformation agile permet de soutenir le développement de ses ventes que de lui dire que 93% de ses équipes font un daily meeting.
Comment mesurer le ROI d’une initiative agile ?
I WANT MY ROI !
Si vous êtes dans une démarche « ROIste » pur, il sera peut-être compliqué pour vous de voir l’intérêt de l’agilité.
Car l’agilité intervient dans un système global et il n’est pas possible de découper le système de sorte qu’on puisse mesurer l’impact d’un seul moyen mis en œuvre. C’est d’ailleurs un des principes fondamentaux de la pensée systémique : un système complexe ne peut pas être découpé en petits systèmes plus simples. C’est un tout.
Dès lors, le retour sur investissement se mesure dans la capacité à améliorer l’axe de performance principal de l’entreprise ou de l’équipe. S’il était difficile au départ de faire grossir sa base utilisateur, la transformation mise en œuvre aidera probablement à délivrer plus vite des fonctionnalités à plus forte valeur ajoutée. Et donc à sortir en premier LA nouvelle fonctionnalité qui va faire le buzz. C’est à ce moment que l’investissement sera rentable.
Visez la performance plutôt que l’adoption des pratiques agiles
Je suis personnellement convaincu que l’agilité est un bon moyen pour améliorer la performance d’une entreprise ou d’une équipe. Et j’expérimente mes convictions depuis une dizaine d’années maintenant. Les transformations qui réussissent sont celles qui se concentrent sur la mesure de la performance, et non pas sur le nombre de cérémonies effectuées dans le mois. Et puis, il existe de nombreux autres moyens d’améliorer sa performance, des moyens qui se découvrent par l’expérimentation et l’apprentissage.
Le 1er octobre 2019, l’équipe Transformation Agile a animé un événement dédié aux Organisations Agiles. C’était l’occasion de partager avec les participants les témoignages exceptionnels d’Emmanuel Lucas (Claranet) et de Mathieu Delobelle (veepee).
Nos intervenants ont pris le temps de partager leur vision, de présenter leur expérience, l’organisation, ainsi que les leviers et outils qu’ils ont mis en place dans leur entreprise afin que celle-ci acquière la capacité de s’adapter en permanence.
3 temps forts ont rythmé cette matinée
Les expérimentations menées chez Oxalide et la démarche d’amélioration continue mise en place chez Claranet portées par Emmanuel Lucas, Directeur de Business Unit et en charge de l’Organisation de Claranet France
Une mise en œuvre d’une organisation agile orientée produits chez veepee depuis 2 ans et demi, portée par Mathieu Delobelle, Chief Product Officer et membre du Comité Exécutif du groupe veepee
Les leviers pour faire progresser son entreprise vers une organisation apprenante et qui s’adapte au changement par Séverin Legras, Leader de l’équipe Organisation Agile.