18 octobre 2023
– 4 minutes de lecture
Julien Leverrier
Consultant Transformation Data
Dans un monde où l’innovation est un facteur clef de Création et de développement des entreprises, reviennent deux questions : « Comment innover ? », et « Quelle sera la prochaine innovation ? ». Les sujets tels que le machine learning ou les plateformes data sont des incontournables de la décennie, mais des entreprises se lançant sur ces sujets sont parfois confrontées à des freins fondamentaux, faute de s’être posées la question suivante : « Quels sont les prérequis à l’innovation ? ».
Si l’innovation s’entend aujourd’hui quasi-exclusivement dans le cadre du numérique, il est important de se rappeler qu’elle existe depuis que l’humanité a commencé à développer des concepts technologiques, et ce, dans tous les domaines. Et dans ces 6000 ans d’Histoire, on peut trouver des exemples aux résonances contemporaines : des sociétés sont passées à côté d’innovations majeures pourtant à leur portée. Les freins innovatifs fondamentaux ne sont pas récents…
L’histoire de la brouette chinoise
Quoi de plus banal qu’une brouette : ce n’est qu’une plateforme avec des roues, permettant de transporter des charges d’un point A à un point B. C’est encore utilisé de nos jours, que ce soit dans le BTP, ou pour faire son potager. L’évidence de son usage, et sa simplicité de conception nous feraient croire que les brouettes ont toujours existé.
En Europe, les premières traces écrites relevant l’utilisation de brouettes datent d’il y a mille ans. Et, matériaux et détails de proportions mis à part, elles sont en tous points semblables à nos brouettes contemporaines.
En Chine, les choses sont différentes. Les brouettes apparaissent bien plus tôt, et elles ont rapidement évoluées (IIIème siècle après JC) vers une conception différente, bien plus efficace : la roue est placée de manière centrale sous la plateforme de charge. 1
Le poids est bien mieux réparti, et à charge égale, l’opérateur dépense bien moins d’énergie. Compte tenu de la fréquence d’utilisation de cet objet, sur une période aussi longue qu’un millénaire, le gain collectif en productivité est incalculable mais doit être phénoménal. Mais ils ne se sont pas arrêtés là ! Dès le XVIème siècle, des explorateurs et marchands européens rapportent, stupéfaits, la description de brouettes à voile2. L’énergie éolienne est utilisée pour faciliter le transport terrestre, les Chinois sont donc capables de transporter, sur de longues distances et à faible effort, des charges importantes.
Brouette chinoise vs Brouette européenne, pourquoi un tel écart d’innovation ?
Une question semble évidente : pourquoi les Européens, également en recherche d’efficacité, et par ailleurs capables théoriquement d’appréhender ce concept (comme les trébuchets, inventés au XIIème siècle, sont bien plus complexes que ces brouettes en termes de compréhension et d’application de la physique), ne sont pas arrivés aux mêmes conclusions technologiques que les Chinois ?
L’hypothèse seule de la force des habitudes semble trop générique et supporte mal l’effort du temps. Ce frein culturel est réel, mais des dizaines de générations successives auraient dû en venir à bout. On peut proposer, parmi d’autres (modèle agraire, rapport culturel aux déplacements…), une hypothèse portée par le concept de « Dette d’infrastructure« .
L’innovation requiert autant l’intelligence et la capacité de réalisation que le contexte lui permettant d’exister. Cet exemple de la brouette chinoise met en lumière un défaut fondamental d’infrastructure de l’Europe médiévale par rapport à la Chine. Le gain en masse déplaçable (grâce à l’emplacement central de la roue), puis en distance parcourable (grâce à la voile) nécessite d’avoir des routes suffisamment solides pour accepter ce surplus de charge, et suffisamment longues pour que la volonté de parcourir de longues distances ait du sens. Or, jusqu’à la révolution industrielle, le point culminant du réseau routier européen a été atteint lors de l’Empire Romain. Réseau caractérisé par deux aspects : peu de dessertes “locales” et une infrastructure très lourde, potentiellement plus durable mais nécessitant des travaux d’entretiens massifs. Or, la chute de l’empire a marqué la fin des programmes d’entretiens, et de constructions de nouvelles routes. Le réseau chinois se basait, lui, sur un maillage local plus dense, et sur des infrastructures plus légères, et les dynasties continentales successives ont permis la pérennité d’une administration capable de garantir un entretien au long cours. 3
On se rend alors compte, qu’avant même d’avoir l’idée nécessaire pour développer une brouette performante, il eut été nécessaire de maintenir l’infrastructure routière en bon état, et qu’une amélioration potentielle des brouettes seule ne peut être un motif raisonnable et suffisant pour remettre à niveau l’infrastructure.
Les conclusions modernes liées à la gouvernance des données
Cet exemple historique peut sûrement être extrapolé par chacun dans son appréhension du secteur du numérique. Qu’il s’agisse d’infrastructure technique, logicielle, ou également de capital humain (Formation, culture d’entreprise), maintenir un haut niveau sur ce « fond » permet de saisir les progrès ponctuels que constituent les ruptures technologiques et innovantes.
Une entreprise peut rencontrer des difficultés à créer des modèles de machine learning pertinents, de la BI qualitative, ou encore une plateforme data ne se transformant pas en capharnaüm désorganisé, sans que cela soit du à des manques de compétences sur le projet, mais à cause des défauts structurels du patrimoine de données et d’une gouvernance défaillante ou inexistante. La temporalité longue de cet exemple nous renvoie aussi à l’approche de l’acquisition des compétences et des bonnes pratiques : préférer des formations et des acquis durables, réguliers, plutôt que des actions « coup de poing » permettant de répondre à un besoin dans la précipitation. Ou encore, privilégier l’agilité et la durabilité dans les infrastructures.
Plutôt que d’être réactive aux tendances, l’entreprise profondément innovante saura maintenir un haut niveau d’infrastructure, afin de pouvoir accueillir le plus facilement possible la prochaine brique innovante. Tout comme les brouettes, les applicatifs finaux que sont les modèles de ML, la BI, ne sont que des appendices portés par une infrastructure dont la qualité est déterminante, qu’il s’agisse d’un réseau routier, ou d’un patrimoine de données. Et pour garantir la vision stratégique de cette infrastructure, une autorité transverse durable est nécessaire, qu’il s’agisse d’un empire ou d’un Data Office.
1 Lewis, M. J. T. « The Origins of the Wheelbarrow. » Technology and Culture (1994): 453–75.
2 van Braam Houckgeest, A.E. (1797). Voyage de l’ambassade de la Compagnie des Indes Orientales hollandaises vers l’empereur de la Chine, dans les années 1794 et 1795.3 https://www.landesgeschichte.uni-goettingen.de/roads/viabundus/the-dark-ages-of-the-roman-roads/